fitouriDr Chadly Fitouri, Tunisie

Dr Chadly Fitouri

Dr de l'Etat en Sciences humaines, section pédagogique Professeur à l'Université de Tunis, détaché auprès de l'Unesco

Mesdames, Messieurs, je me vois dans une situation peu confortable. Je prends la parole après tout ce qui a été dit ce matin et surtout après les échanges que nous avons eu hier, aussi bien dans la salle de conférence qu'en dehors de la salle de conférence.
J’étais venu plein d'espoir en participant à cette réunion et j'en sors avec la conviction que les temps qui nous attendent en cette fin de siècle ne nous laissent pas le choix entre deux alternatives : ou bien la compréhension, la coopération et la paix ou bien le chaos total et la disparition ; nous n'avons pas de choix. Je crois tant que l'être humain est doué d'une bribe de raison - et le Seigneur dans sa sagesse nous a doté des instincts animaux, mais nous a donné ce qui permet de contrer et équilibrer ces instincts et de les maîtriser, à savoir la raison - nous permettra de faire le premier choix, et non pas le deuxième choix.
D'autant plus que des échanges que nous avons eus - et cela je le savais déjà depuis fort longtemps mais je ne savais pas que la chose était aussi bien partagée entre les humains - ce qui nous rassemble tous, croyants, et je dirai même laïques et athées, est beaucoup plus important que ce qui nous divise. Et il suffit de s'arrêter quelques secondes pour le réaliser. Quelle différence y a-t-il entre un homme et un autre homme dans la grandeur et dans la misère ?

Je disais un jour à un grand orientaliste qui était un de mes maîtres, aujourd'hui disparu depuis fort longtemps. J'étais déprimé à l'époque, j'étais jeune étudiant à Paris. Il m'a regardé, il m'a dit : "Mais qu'est-ce qui vous arrive ? Je dis : "Il y a une question qui me travaille." Il me dit : "Laquelle ?" - "Savez-vous, Maître, qu'est-ce qui unit les humains ?" Il m'a dit : "Drôle de question, dites-moi toujours." Je lui dis : "La souffrance." Il m'a dit : "Mon pauvre ami, vous êtes victime de notre culture. Vous, tunisiens, vous êtes victime de notre culture." Bon, il a pensé certainement au poème "Le loup" de de Vigny mais moi, je pensais à tout autre chose parce qu'en fait, ce qui réunit les humains le plus souvent, c'est la souffrance dans leur chair, dans leur âme, lorsqu'il y a des catastrophes, des famines, des maladies, lorsqu'il y a l'injustice.

Alors là, je voudrais remercier mon ami et voisin de m’avoir ouvert une porte à laquelle je ne pensais pas avant d'intervenir. Il a rappelé que parmi les noms de Dieu, il y a "As-Salâm", la paix, et je voudrais lui dire qu'il faut ajouter à As-Salam Al-Adl, la justice. Dieu s'appelle la justice. Et Dieu a créé l'homme d'une façon que, spontanément, il se révolte contre toute forme d'injustice, quelle qu'elle soit. Et c'est cette révolte qui fait que l'humanité a progressé et continuera de progresser. Et cette révolte, comme l'appelle Al-Ghazâlî, la Sainte Colère, c'est une colère qui est sainte parce qu'il est bon pour l'homme de temps à autre de se mettre en colère contre l'injustice, contre l'infamie, contre la laideur, contre l'erreur. Toute forme de révolte, qui en fait émane de ce devoir de témoignage qui nous est imposé à nous tous appartenant aux diverses confessions, témoignage pour la vérité, donc témoignage contre l'erreur, témoignage pour la justice, donc témoignage contre l'injustice, témoignage pour le bien, donc témoignage contre le mal et témoignage contre le racisme pour l'amitié des peuples et les qualités des hommes. Tout cela vous semble être un très beau discours parce que tous ces mots ont été galvaudés. On a écrit des bibliothèques entières sur tous ces thèmes-là depuis les philosophes grecs jusqu'à nos jours, mais quand vous regardez dans la pratique, qu’est-ce que vous voyez ? Vous voyez que nous sommes devenus une Medina..., comme l'appelle Al-Faraba, un grand philosophe musulman, c'est-à-dire une cité qui est tout le contraire de la cité vertueuse, une cité perverse qui sait que le bien existe, mais qui fait le mal, qui sait que Dieu existe et qui Lui tourne le dos, qui sait que la justice existe mais qui pratique l'injustice, etc., etc., etc.
Alors, quoi faire ? Si on devait faire le bilan de ce qui nous rassemble, ce serait vite fait. Et surtout lorsqu'il s'agit des trois religions monothéistes, abrahamites. Mais si on doit faire le bilan de ce qui nous sépare, alors la liste des hérésies, j'allais dire un mot un peu plus choquant, des imbécillités, elle serait très longue. Pourquoi ? Parce que généralement, ce qui nous sépare sont des futilités, mais des futilités auxquelles on ne devrait pas s'arrêter. Or, malheureusement, constatez autour de vous, souvent des couples mariés depuis 30 ans en arrivent au divorce à cause d’une futilité. Parce que chacun veut s'en tenir à sa position et aucun ne veut céder, pire que cela, parce que l'un veut exercer un autoritarisme sans limites sur la personne de l'autre. Alors, pour cela, il faut éviter toutes les positions qui risquent de nous faire percevoir comme étant méprisant, hautain, ou méfiant vis-à-vis d'autrui. Car la méfiance appelle la méfiance, le mépris appelle le mépris et pour éviter cela, il faut commencer par faire effort sur soi-même et donner l'exemple.

Vous savez que la grande pédagogue Maria Montessori, appelée après la Deuxième Guerre Mondiale pour essayer de résoudre un problème de délinquance juvénile dans un quartier populeux de je ne sais plus quelle ville d'Italie, a vu que ces gamins étaient tenus en laisse par leurs parents et que quand ils commettaient des délits, ils étaient flanqués en prison. Elle a demandé qu'on lui donne un immeuble entier pour loger ces gosses là et elle les a initiés à une vie autonome et libre ; elle les a éduqués à la liberté. Elle a construit toute sa théorie pédagogique sur la liberté. Pour créer des hommes libres, il faut les initier à la liberté, il faut les former à la liberté. De la même façon, nous voulons que la jeunesse, et tout le monde parle ici de la jeunesse, soit une jeunesse tolérante. Commençons par être tolérants vis-à-vis de la jeunesse, commençons par l'initier par des faits et non pas par des discours à la tolérance. Nous voulons l'initier à la liberté, commençons par lui accorder ses responsabilités pour qu'elle puisse exercer ses libertés. Nous voulons l'initier à l’amitié avec autrui, commençons d'abord par établir nous-mêmes des relations d'amitié avec elle et commençons par lui faire vivre l'expérience de l'amitié dans les faits et non pas dans les paroles.

J'ai participé depuis le début des années 60 à un grand programme de l'Unesco qui a disparu, je crois, depuis le temps et centré sur des méthodes d'éducation propres à combattre les préjugés raciaux. Et nous avons voté plusieurs motions etc., et l'un des orateurs a évoqué hier la convention de l'Unesco concernant le travail fait sur les manuels d'histoire, pour les expurger de tout ce qui est négatif vis-à-vis des autres peuples. A ma connaissance, le seul travail qui ait abouti, a été l'effet d'une convention bilatérale établie à la fin des années 60 entre la Tunisie et l'Allemagne Fédérale et qui a permis de reprendre les manuels d'histoire tunisiens et les manuels d'histoire d’Allemagne Fédérale pour expurger les uns et les autres de tout ce qui est négatif vis- à-vis du christianisme et de l'Europe de façon générale. C'est le seul résultat, résultat bien mince mais qui risque de faire tache d'huile. Or, nous pouvons continuer dans ce sens là.
On oublie aussi, et les principes sont les mêmes dans le christianisme, le judaïsme et l'Islam. On dit « qui tue un homme tue toute l'humanité ». Mais on oublie que toutes ces religions révélées, et même les autres religions non révélées ou non fondées sur un Livre tel que le bouddhisme ou autre, annoncent en tout premier lieu le principe de la dignité de l'homme. Et qui s'amuse dans sa vie à bafouer la dignité d'un homme, il ne fait que se bafouer lui-même et bafouer la dignité de toute l'humanité.

Qui méprise un homme, méprise toute l'humanité. Et il n'y a rien de plus dangereux sur la surface de ce globe qu'un homme humilié, et je ne dis pas une nation humiliée. Alors gardons-nous de tout ce qui peut, de près ou de loin, car dans notre conditionnement culturel subi depuis notre naissance et qui va continuer jusqu'à notre mort, nous avons acquis des mécanismes et des automatismes qui nous font souvent dire ce que nous ne pensons peut-être pas et qui nous font souvent agir d'une façon négative tout en ne le sachant pas. N'oublions pas le mot de Sartre : "Les hommes sont pour les hommes des miroirs les uns pour les autres." Si je vous donne une image d'amitié et de sympathie, vous me renvoyez exactement la même image, mais si je me présente devant vous avec un visage fermé et hostile, je ne fais que de déclencher un tonnerre d'hostilité. Merci.

Mesdames, Messieurs, bonjour. Je n'aime pas beaucoup les éloges et j'en ai reçu beaucoup trop, ce qui m'amène, je crois à vous dire sincèrement que tout homme, quel qu'il soit, ne fait au fait que remplir ce que le destin lui a prescrit. Tel est ma foi, étant donné que je crois sincèrement que chaque être humain est un livre. Et ce livre contient plusieurs chapitres, ce sont les épisodes de notre vie. A nous de décoder et de comprendre ce que nous sommes et c’est ce qui m'amène justement à situer au sein de ce livre cette paix qui nous préoccupe et nous rassemble aujourd’hui.

Tous ceux qui m'ont précédé ont remercié Mme Campion, son mari, les organisateurs, le soutien de l’Unesco. Je voudrais moi également rajouter mes remerciements et mes souhaits C’est le destin de cette femme, ce qui est écrit en elle, cela s'est révélé aujourd'hui, malgré qu'elle n’ait pas été préparée, ni, croyait-elle, destinée à porter un tel projet.

Maintenant, de quelle paix il s'agit ? Nous avons parlé de paix, de dialogue entre les religions et surtout, à mon avis, d'une paix à l'échelle humaine. Mais moi, je voudrais poser le problème à un autre niveau. Je dirais : "Est-ce que l'homme est capable de faire la paix ? Est-ce que les hommes sont capables de faire la paix ? Est-ce que les hommes sont capables de mener ce projet de paix ?" Depuis la nuit des temps, les hommes n'ont fait que des paix basées sur des pactes, sur des consensus souvent violés, souvent trahis. Et quand on a fait la paix, on la fait contre quelqu'un. C’est une alliance de pays, de puissances contre d'autres puissances. Et comment l'homme peut-il faire la paix alors qu'il n'a pas réussi à faire la paix avec lui-même ? Qu'il est constamment en contradiction, dans un déchirement intérieur? Comment cet homme peut-il faire la paix entre les hommes si lui-même ne la vit pas, si lui-même ne la réalise pas ? Comment un homme qui n'a pas pu mettre la paix au sein de son foyer, au sein de sa communauté, au sein de son propre pays, des partis qui se déchirent, partisans de droite, partisans de gauche, etc., etc., etc. Donc, de quelle paix parlons-nous ?

La paix dans la tradition islamique, c'est avant tout un attribut divin, c'est le sixième nom parmi les quatre-vingt dix-neuf noms divins, donc, c'est un attribut qui habite le coeur de l’homme. Il ne peut l’avoir que par grâce divine, c'est un esprit qui nous habite, un état qui nous possède et non des pactes qu'on signe dans la perspective de les violer demain ou de les interpréter à notre façon demain. La condition humaine ne peut toute seule édifier une société sur la paix si, et là je reviens à la partie religieuse, si les religieux eux-mêmes n'enseignent pas cette faculté de posséder la paix intérieure, de préparer leurs communautés à baigner dans cet attribut divin, de le goûter, de le vivre et de le partager. Si nous voulons la paix, alors sommes-nous capables quelque part de faire taire notre ego et notre individualité ? Ma patrie, ma terre, mon peuple, ma maison, mon drapeau, mon parti, mon église, ma religion...Tant qu'on reste dans ce domaine du moi et toi, ce domaine du possessif, ce domaine d'une confrontation toujours possible, parce que même en dialoguant avec l'autre, j'essaie toujours en moi-même, je pense quand même que c'est moi qui ait raison. Alors, sans cette perspective d'unité de l'être, sans faire en sorte que l’autre fasse partie de moi-même, comment pouvons-nous trouver la paix ? Je ne fais la paix qu'avec celui qui fait partie de moi-même, celui qui me ressemble. Je tiens peut-être pour certains un discours tout à fait théorique, tout à fait chimérique, mais je m'en tiens à ce discours en disant que le champ religieux et celui de toutes les religions sans exception doit échapper à la situation dans laquelle il se trouve, et je viens d’un pays qui s'appelle l'Algérie - vous savez ce qui se passe dans ce pays - donc je parle en conséquence. Il faut libérer le domaine religieux de l'otage dans lequel il se trouve aujourd'hui, l'otage des politiques.

Je voudrais encore, pour ne pas être trop long, dire que nous sommes tous, chacun à notre façon, fiers d'appartenir à une communauté, à une religion, à un message, mais n’oublions pas l’essentiel ! L'essentiel est que nous sommes comme les grains d'un chapelet, chacun individuellement mais reliés par un fil, ce fil c'est l'esprit qui anime tout être humain. Celui qui voit l'humanité dans cette perspective, qu'il fait partie d'un tout, et qu'il n'est en fait qu'un instant dans le temps. L'éternité est à Dieu et c'est ce discours que je voudrais surtout que les jeunes comprennent, qu'il faut qu'ils bousculent ce monde, ce monde d'adultes qui, assis sur des convictions et des vérités toutes faites, qu’elles soient matérialistes, financières, religieuses,… on parle de la mondialisation aujourd'hui…, mais ce que je voudrais que nos jeunes aujourd'hui apprennent et c'est mon témoignage : je ne suis pas venu vous apprendre quoi que ce soit, seulement témoigner que cette perspective de paix existe, elle existe en chacun de nous dans un retour vers l'essentiel. Vous les jeunes, bousculez ce monde et allez vers l'universel, devenez hommes et femmes universels portant en vous et à travers vous l'humanité toute entière et l'héritage qui lui vient depuis la nuit des temps. Merci beaucoup.

Annelie Lohr-Campion-pt   Rencontres au Service de la Paix, Bruxelles, le 13.09.1997

Organisation :

Ouvertures a.s.b.l.,
Annelie Löhr-Campion, Belgique
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